Thierry Tomety : “Faire de l’art est ma manière de me rebeller contre la vie”

13 de agosto de 2022

By KeMa

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Thierry Tomety est un artiste togolais connu principalement pour son travail de plasticien. Sous forme de messages et de vocaux en langue mina du Togo et en français sur Whatsapp, cette conversation a été initiée durant la résidence artistique du jeune Togolais à Savenay (France) en mai 2022. Thierry Tomety nous raconte son parcours artistique, partage avec nous pourquoi il ne pouvait que faire de l’art et comment il conçoit la création artistique. Le texte présenté ci-après est donc à la fois une transcription et une traduction de notre longue conversation bilingue mina-français, cadencée par nos mouvements printaniers respectifs dans des pays différents.

Je remercie Thierry Tomety pour avoir remarqué certains pièges de ma traduction de la langue mina et pour m’avoir aidée à ne pas trahir ou omettre sa “voix” à l’écrit.

Portrait - Thierry Tomety
Thierry Tomety, Portrait, 2022. © Image de courtoisie de l’artiste togolais.

Conversation avec Thierry Tomety

KA : Tout d’abord, comment vas-tu ?

TT : Je vais bien, Dieu merci. Et de ton côté ? 

KA : Écoute, j’ai pris le temps de lire l’article que je t’avais sollicité. En le lisant, je ne pouvais que penser “Vivement le jour où on pourra papoter”. Alors, je vais très bien. 

TT : Je m’étais promis de trouver la version numérique pour toi, ça viendra. 

KA : Ne t’inquiètes pas, je l’ai trouvée sur le site du journal. Thierry, comment ton séjour en France se passe-t-il ? Quel bilan en fais-tu? Et l’exposition Matière et Temps, qu’est-ce que ça donne?  

Afiche de l'Expo "Matière et Temps"
Affiche de l’expo “Matière et Temps”, 2022. © Image de courtoisie de l’artiste togolais.

TT : Le texte de présentation condense bien cette expérience en France. Attends, je l’ai ici. 


KA : Tu veux bien nous le faire écouter ?  

TT : Avec le temps, tout est Vivant.

Thierry Tomety, Avec le Tremps, Tout est vivant, Savenay, mai 2022.
Thierry Tomety, Avec le Temps, Tout est Vivant, texte de présentation de l’expo “Matière et Temps”, Savenay, mai 2022.

KA : Ça m’a fait mal au cœur de ne pas pouvoir voir cette expo. Tu as quelques photos ? Des photos prises par toi-même. Cette expo présente des œuvres qui explorent les couleurs…  

TT : Il est vrai qu’actuellement je suis fasciné par les couleurs de la nature et j’explore leurs relations, la manière dont on peut les faire interagir ainsi que toutes leurs possibles nuances. 

KA : Que cherches-tu à faire ? 

TT : Actuellement je suis dans une démarche où j’essaie de montrer ce qu’il y a à l’intérieur de moi et d’inciter les gens à prendre le temps de regarder ce qui les entoure et à développer leur sensibilité. Je pense que c’est la définition la plus concise de ce que j’essaie de faire.  

Thierry Tomety, Œuvre de la série Artefact, mai 2022
Thierry Tomety, Œuvre de la série Artefacts, Expo “Matière et Temps”, Savenay, mai 2022. © Image de courtoisie de l’artiste togolais.

KA : Je regarde tes tableaux et artefacts de l’expo Matière et Temps  et ils me font penser à une nature qui a subi le travail de l’eau, une nature qui a été labourée par l’eau. En fait, la toute première image que cela m’évoque est celle d’un tronc d’arbre où le lichen s’est implanté. Je me rappelle qu’à l’école primaire on nous apprenait que la présence de lichen sur le cortex d’un arbre indique que l’arbre est en vie, que l’air est pur et que l’environnement est sain.  

TT : Mon pari est remporté alors ! C’était l’idée derrière l’expo. 

KA : Veux-tu savoir quelque chose? Eh bien, je relis ton texte et sa sonorité en italien envahit déjà mon esprit. Je ne sais pas si c’est parce que je suis de retour en Italie. Je l’ai lu et je l’ai “entendu” en italien. Donc il est à traduire ! 

TT : J’aimerais bien voir la traduction et l’écouter en italien. A en juger par le ton de ta voix, ce doit être beau.

KA : D’ailleurs c’est le moment parfait pour le faire, alors tu peux compter sur moi.  

TT : Je compte sur toi, car une idée en engendre une autre…

KA : Thierry, à quel moment as-tu compris, intimement compris, que ton geste essentiel, ton expérience et ton action sur Terre c’est l’art ? A quel moment as-tu compris que c’était l’art ce que tu devais faire? Je ne suis pas certaine que le verbe “devoir” tombe ici à point nommé mais j’ai toujours eu l’impression que pour toi c’est bien le cas, que l’art est quelque chose auquel tu ne pouvais pas résister, t’opposer. Dis-moi si j’ai tort. 

TT : Non, tu n’as pas tort. J’ai commencé presque par hasard : j’avais envie de le faire parce que je voulais un hobby. Mais après avoir commencé, je suis devenu accro. je m’en suis aperçu lorsqu’un jour au travail je me suis surpris à avoir hâte de rentrer chez moi pour pouvoir reprendre mon art. Plus tard, j’ai pris la décision de m’y consacrer professionnellement car j’avais compris que cela faisait partie intégrante de moi. Je n’y pouvais rien. A travers elle, à travers l’art j’arrive à m’écouter, à m’examiner, à travers l’art j’arrive à m’étudier. Pour la petite histoire, c’est un ami de mon grand frère, un ami qui est artiste aussi, qui m’a fait me rapprocher de l’art lors de ma quête d’un hobby. Il m’avait fourni le matériel et donné des conseils, des pistes. Mais une chose qu’il a dite m’a secoué : “ De toute façon, tu as toujours eu la fibre artistique, toi. ”, m’a-t-il dit. Et ça m’a touché… c’était clair que j’avais toujours eu cette sensibilité. 

KA : Tu es informaticien de formation. Quelle combinaison tout de même ! L’informatique et l’art. Et tu as aussi présenté des photographies dans Matière et Temps !

TT : En effet, bien avant que j’en prenne conscience, l’informatique et l’art faisaient partie intégrante de mon être. Car les deux reviennent à réfléchir et donner vie à des choses. 

Thierry Tomety, photographie de la série "Print-Temps", Savenay, mai 2022.jpg
Thierry Tomety, photographie de la série “Print-Temps”, Savenay, mai 2022. © Image de courtoisie de l’artiste.

KA : Et quand as-tu compris et décidé qu’il fallait que le monde voie ton travail artistique ? D’abord, peut-on parler d’une décision ou les événements ont simplement suivi leur propre cours ? As-tu eu des questionnements, des doutes, des débats entre toi et toi-même concernant ce moment de mettre au jour ton art ? 

TT : Quand j’ai voulu faire ma première expo, je venais à peine de vivre quelques expériences un peu douloureuses. Par conséquent, cette première expo était mon projet, le projet de ma vie. En fait, à l’époque, j’estimais que rien que cette seule expo aurait donné du sens à mon existence. Après l’avoir faite, je pourrais mourir le cœur en paix, quoi qu’il arrive. Je voulais juste faire l’expo, montrer ce que j’avais matérialisé. Franchement, je n’ai pas cherché à savoir ce qui adviendrait après. Puis, quand j’ai annoncé l’événement en préparation et que les communications ont commencé ainsi que la divulgation, j’ai été saisi d’une grande peur. J’ai eu un coup de stress, une question me taraudait, sous diverses formulations : “Mais qu’est-ce qui m’a pris de vouloir faire ça? Que suis-je en train de faire au juste?!”. Puis, je réfléchissais : “je ne veux pas devenir quelqu’un de célèbre, ce n’est pas moi ça, ce n’est pas du tout mon truc, qu’est-ce que je m’apprête à faire?!…” Enfin, j’ai stressé comme jamais. 

KA : Et comment t’es-tu ressaisi? 

TT : Je te dis les choses telles que je les ressens. Je suis une personne très introspective et qui a besoin d’être réconfortée, souvent. Une personne m’a aidé à surmonter ce sentiment d’angoisse qui m’a envahi peu avant ma première expo. Puis, peu à peu, ça s’est estompé. Après avoir commencé, il y a eu un moment où je me suis beaucoup questionné et finalement j’ai compris comment gérer mes appréhensions, comment avoir la maîtrise de moi-même. Depuis, ça s’est calmé, j’ai appris progressivement à maîtriser mes esprits. Aujourd’hui je me sens plutôt serein. 

KA : A propos de sérénité, il y a cette couleur bleue que j’ai toujours trouvé saisissante dans tes tableaux. Je l’ai retrouvée dans un des tableaux que tu m’as montré tout récemment. Cela peut paraître contradictoire mais ce bleu nourrit mon imaginaire et apaise mes états d’âme.   

TT: C’est une peinture acrylique que j’ai trouvée à Lomé. Le tableau dont tu parles, habité par ce bleu, recèle tellement de détails ! 

KA : L’artefact de la Bassine, la manière dont tu l’as travaillée donne vraiment l’impression d’un objet qui est resté longuement sous l’eau et qui s’est fait peupler par les algues. C’est comme si les algues avaient recréé cet artefact. 

Thierry Tomety_"La BAssine - Contenant utilisé pour travailler ma matière"
Thierry Tomety, La Bassine – Contenant utilisé pour travailler ma Matière, Expo “Matière et Temps”, 2022. © Image de courtoisie de l’artiste.

TT: Veux-tu connaître l’histoire derrière cet artefact ? En fait, à l’origine c’était un récipient que j’utilisais pour travailler. J’ai décidé de l’inclure dans l’expo comme un vestige archéologique qui raconte l’histoire de la réalisation de ces œuvres.

KA : C’est l’art qui documente son propre processus de création. 

TT : Exactement. 

Thierry Tomety, photographie de le série "Print-Temps", Savenay, mai 2022.© Image de courtoisie de l'artiste.
Thierry Tomety, photographie de le série “Print-Temps”, expo “Matière et Temps”, Savenay, mai 2022. © Image de courtoisie de l’artiste.

KA : En Afrique – sans généraliser, bien sûr – pendant fort longtemps, faire de l’art n’était pas considéré comme quelque chose de consistant, quelque chose qui a de l’avenir, quelque chose qui agrège de la valeur à notre héritage, quelque chose qui peut donner de quoi vivre. On parle du Togo, mais on va en Afrique australe et c’est tout aussi vrai. Mélanie de Vales Rafael partageait aussi cette observation concernant le Mozambique. Bien sûr, la perception et les mentalités sont en train de changer, quoique à un rythme pas très soutenu… Mais, cette idée de “accessoirité” de l’art, encore très répandue en Afrique, n’aurait-elle pas influé sur le sentiment d’angoisse que tu as éprouvé juste avant ta première expo à Lomé et qui t’a poussé à te questionner sur le bien-fondé même de ta démarche ? 

TT : Ça a influé. Car je savais que les gens ne comprendraient pas et se diraient que ce n’est pas quelque chose de stable. Même dans mon entourage, je pense qu’il y a eu des personnes qui se sont dit “C’est une phase, ça va lui passer”. Jusqu’à ce qu’ils ne voient que “le gars est en train de persister, il est déter”. C’est vrai qu’au Togo, faire de l’art, rien que de l’art, ce n’est pas encore bien vu. Indépendamment de l’art que tu fais, l’avis le plus répandu est qu’il faut avoir un “vrai boulot”, car l’art n’est pas sécurisant. En tout cas, c’était mon expérience. J’ai persisté, tout naturellement, car avec mon vécu et mes expériences traumatiques, l’art s’est révélé à moi comme un geste essentiel par lequel je ne subissais plus la vie mais je me rebellais contre la vie tout en créant ma propre vie et en me révélant au monde. C’est en ce sens que l’art est ma manière de me rebeller contre la vie. 

Thierry Tomety, Œuvre de la série Artefacts, Expo "Matière et Temps", Savenay, mai 2022. © Image de courtoisie de l'artiste.
Thierry Tomety, Œuvre de la série Artefacts, détail, Expo “Matière et Temps”, Savenay, mai 2022. © Image de courtoisie de l’artiste.

KA : Comment les visiteurs ont-ils réagi aux expos que tu as faites à Lomé et maintenant à Savenay ? Et de ton côté, que retiens-tu des réactions des gens ?  

TT :  Ma toute première expo était plutôt expérimentale. La seconde expo n’a pas provoqué beaucoup d’enthousiasme, si je puis le dire ainsi. Les gens ont trouvé que mon travail n’était pas forcément très intéressant. C’est le retour le plus percutant que j’ai eu. Mais certains n’ont pas compris mon travail. Dans l’ensemble, les artistes ont beaucoup critiqué. Quant à cette dernière expo, à Savenay, la plupart des visiteurs ont compris ma vision, ils l’ont bien cernée, certains avant même que je n’en parle. C’est ce qui m’a vraiment touché. Même si mon travail est plutôt abstrait et puise dans une manière de réfléchir qui n’est pas tout le temps accessible à tout le monde, les visiteurs ont compris. Et ça, ça fait vraiment plaisir. 

KA : Ton travail artistique, comment le situes-tu par rapport au panorama togolais ? Et quels liens établis-tu entre ton travail et la tradition artistique togolaise ?   

TT : Je veux bien passer ces questions, si ça ne te dérange pas. 

KA : Non, ça ne me dérange pas. Car une non réponse est aussi une réponse… 

TT : Je ne répondrai pas à ces deux questions mais je t’explique pourquoi. Le fait est que j’évite les questions concernant l’art togolais ou l’art africain au sens large. J’estime que pour y répondre il faut être bien informé et avisé. Il s’agit de questions qui appellent au débat et touchent au politique. Moi, je suis un rêveur et je ne souhaite pas politiser mon travail. Dans mon processus créatif, il me faut un espace qui n’a pas été prédéterminé par des questions politiques. Je ne sais pas si je me fais comprendre. Pour mon art, je sors du monde. Et je n’ai pas envie qu’on m’y ramène. Et je sais que ces questions reviendront dans d’autres interviews, conversations… Ce qui me fait réfléchir c’est qu’actuellement, il y a une difficulté, une sorte de réticence parfois assez virulente à accepter qu’une personne ou un artiste dise “je n’ai pas envie d’en parler”. Mes points de vue ne sont pas forcément dans la mouvance collective. Je suis persuadé que les personnes qui doivent parler de ces questions doivent être compétentes, préparées et avisées. Voilà. 

KA : Écoute Thierry, cette explication est significative. C’est vrai : ces deux questions sont plutôt à la mode. Et j’affectionne ces questions, je les pose souvent. Or, ton explication n’est pas à la mode. Et son intérêt est précisément là. En effet, le travail artistique de beaucoup de personnes africaines se politise ou est politisé. On a presque le ressenti que c’est obligé, que l’art politisé devient un impératif. D’ailleurs cela rappelle un débat antique : l’art pour l’art ou l’art pour le politique. Or, tu communiques quelque chose qui va à contre-courant : tu ne souhaites pas établir nécessairement un lien avec le politique et le social par ton travail. Donc, à mon sens, c’est très important qu’on puisse savoir qu’il y a aussi des artistes africains qui ont ce positionnement. 

TT : J’espère que cela ne choquera pas trop…

Thierry Tomety, Œuvre de la série Artefacts, mai 2022.
Thierry Tomety, Œuvre de la série Artefacts, Expo “Matière et Temps”, Savenay, mai 2022. © Image de courtoisie de l’artiste togolais.

KA : On finit toujours par se ressaisir. Dis : où peut-on te retrouver et comment peut-on savoir si un de tes tableaux est toujours disponible?  

TT : En me contactant par mail : thierrytomety@gmail.com

KA : Quelles langues parles-tu, Thierry ?

TT : Je parle Ewe, ou Mina comme toi tu préfères l’appeler, français, anglais et un peu de Dzerma, qui est une langue du Niger.

KA : Est-ce que ces langues que tu parles, le mina, l’anglais, le français et le dzerma, ont de l’impact sur ta créativité et sur ton travail artistique ?

TT : Je pense que l’ewe a de l’impact sur mon travail, parce que c’est une langue qu’il faut méditer et c’est une langue qui permet de se connaître aussi. A travers la langue ewee je découvre tout le temps des choses et j’arrive à voir les corrélations entre les différents aspects de ce que je fais dans mon travail. Parfois, l’ewe m’a révélé mon propre travail et permis de comprendre ma propre œuvre.

KA : Il va falloir approfondir ça ! Mais cette période est surtout faite de mouvements pour toi…

TT : En effet, ma résidence artistique à Savenay est presque terminée. Avant de repartir au Pays, j’ai quelques courtes explorations dans les pays voisins de la France. Ne le dis à personne [il rigole]. 

KA : Et tu ne resteras pas longtemps au Togo non plus…

TT : En effet, ma prochaine résidence artistique approche. Elle se fera de l’autre côté de l’Atlantique. 

KA : Merci Thierry, pour cette conversation et pour ta disponibilité. Eh bien, quand tu seras en mouvement prochainement, je te souhaite de vivre intensément. Ou de te laisser vivre, de t’abandonner à vivre les lieux, les rencontres, les solitudes aussi, dans tout endroit où tu es étranger. Après tout, c’est toi qui l’as dit : “Avec le Temps, Tout est vivant”.  

TT : Akpé


KA : Msou akpéo, je t’en prie.

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